Univers esthétique de la femme ndebele
ESTHÉTIQUES DU FÉMININ #2.
Qu’est ce que les Ndebele ? Un groupe de femmes tout sourire — quelques bambins dans leurs jupes — prenant la pose pour le touriste, engoncées dans des vêtements d’une conception très recherchée et dont les motifs colorés semblent avoir éclaboussé tout leur environnement?
Non les Ndebele sont bien plus que cela. Un peuple modèle en sociohistoire, dont l’admirable œuvre de résistance à l’oppression coloniale et raciale est jumelle de l’essor de sa culture si unique. Une honnêteté cependant à l’imagerie carte-postale: la justesse de la place centrale qu’elle semble accorder à la femme dans le monde ndebele et la réelle emprise esthétique qu’elle a sur ce monde… Car ce qu’on appelle « art ndebele », et qui depuis quelques années a atteint la reconnaissance internationale, est bel et bien de l’industrie des femmes seules.
La première impression que vous fait l’œuvre ndebele est celle d’un art paisible. En effet, malgré le recours à une palette relativement turbulente et à un arsenal hétéroclite de signes à la géométrie très libre, il n’y a pas de sentiment de heurts (une caractéristique qui inscrit résolument l’art ndebele dans la famille africaine).
Ce n’est pas dire que l’histoire de ce peuple fut un long fleuve tranquille. Elle charrie des événements d’une rare violence auxquels les ndebele ont toujours fait face dignement, par les armes et par l’art. Un différend entre le grand Shaka et un de ses lieutenants serait à l’origine de la création du groupe. Un bataillon de guerriers quitte le Kraal central et migre plus au Nord vers la région du Transvaal où il s’installe vers 1600. Les arrivants (on les appelle Matabele : les réfugiés) intègrent pacifiquement les populations locales et il va se développer petit à petit une culture originale riche des différents apports. Les Ndebele élaborent une identité plastique dont le moteur est bien évidemment la préoccupation de se définir en rupture avec la tradition-mère. De fait, l’art ndebele est zulu (Nguni)… la désinhibition plastique en plus. Le plus visible des expérimentations amorcées dès lors est cette éclosion chromatique qui tranche de beaucoup avec le brutalisme, la rigidité et l’aspect terne de la culture officielle de l’empire. Mais le véritable catalyseur de la révolution esthétique ndebele est à rechercher dans le fait colonial. Après avoir résisté farouchement aux fermiers Boers qui convoitaient les terres, ils sont défaits en 1837 et réduits en esclavage sur leur propre territoire. L’expansion britannique va s’avérer une ère de nouvelles révoltes réprimées dans le sang. Le Matabele est détruit en 1877 et les grandes déportations commencent. Le régime de l’Apartheid officiellement institué en 1948 finira de briser l’unité physique du groupe.
Pendant toute cette période, l’art est apparu à la fois un outil de combat (les peintures servaient à l’information et à la communication entre les différents réseaux), un facteur de résilience, le ciment culturel et l’affirmation d’une identité qui n’entendait pas disparaître. Un esprit que résume bien cette déclaration du chef Somabulano faite aux Anglais lors de la révolte de 1896 : « …vous ne pourrez jamais faire des Amandabele des chiens. Vous pourrez seulement les exterminer. Mais les Fils des Étoiles ne seront jamais des chiens.»
De fait la défection ne sera jamais que militaire. La conscience culturelle des femmes ndebele prend alors une consistance compensatrice. Les signes quittent les broderies pour envahir les murs devenus de véritables étendards… L’architecture prend un coup de fouet et accélère sa modernisation, n’hésitant pas à emprunter aux envahisseurs. La renaissance ndebele est pragmatique, elle fait constamment le bilan des moyens qui s’offrent à elle. Les femmes poussent jusqu’à ce discours et cet usage coloré étonnant par une transversalité qui en fait un art total malgré qu’elle soit de conception assez récente.
Arts vestimentaire, de la parure et du « produit »
Les habitudes vestimentaires chez les Ndebele sont extrêmement codées. Chaque “look” signale un statut ou un âge social et chaque nouvel accessoire ajouté ou retiré est la marque d’un palier franchi. Voici quelques repères. Jusqu’au mariage, la jeune fille arbore une tenue légère et relativement “sexy” (qu’on retrouve chez les cousins Zulu et Xhosa) et qui consiste en une simple jupette perlée et un collier- bustier lui aussi en perles de verre. Durant sa période d’initiation elle orne ses chevilles d’Isigolwani, les magnifiques cerceaux colorés obtenus en enroulant de l’herbe et du coton autour d’une bobine avant de la recouvrir de perles puis de la bouillir dans de l’eau sucrée pour les rendre consistant. Séchés au soleil ils se déclinent aussi en bracelets et en d’énormes parures rondes qu’on superpose pour se recouvrir entièrement ou partiellement les bras, les jambes, la taille et le cou. Ils sont l’apanage de la jeune femme au sortir de sa cérémonie d’initiation… ou de la jeune mariée dont l’homme n’a pas encore achevé la construction de “sa” maison. Une fois qu’elle intégrera ce toit, elle pourra enrichir sa panoplie du fameux Idzila, le collier à spirales en laiton qui vaut aux Ndebele de partager avec les femmes Kayan de Birmanie, le surnom de « femmes girafes.» Le port de l’Idzila signale l’attachement de la femme à la maison et à son homme. Selon que le mari est plus ou moins fortuné, elle s’en parera aussi en quantité les poignets et les chevilles. Elle ne tombera cette « alliance » indigène qu’à la mort de l’homme. Le point culminant du mariage, qui est la naissance du premier enfant, est signalé par le port d’un tablier « à 5 doigts… » Et pour finir il y a le Nguba, grand et lourd pagne à bandes de couleurs (noir-mauve/jaune/bleu/rouge : ordre quasi-immuable), attribut des femmes mûres. Bien évidemment cette description ne prétend pas l’exhaustivité et il existe moult autres objets de sens : les pagnes perlées (Lighabi pour les garçons, Amaphothe pour les filles), les couvre-chefs, les ceinture de perles etc. C’est aussi le cas des célèbres tabliers successifs qui rythment le cycle de la jeune fille, avant qu’un art exquis de la broderie ne vienne, en temps opportun, y consigner les événements marquants de son expérience de mère : le bonheur que lui procure l’initiation de son fils ou la douleur de devoir le laisser partir une fois qu’il est devenu homme… Principal élément de prestige entrant dans la confection des produits, la perle de verre qui depuis son introduction à l’intérieur des terres vers — 300 a peu à peu gagné sur les modèles de perles en matériaux naturels. Elle est utilisée aussi dans la fabrication d’autres produits tel que la légendaire poupée conique ndebele (qui symbole à elle seule l’école de vie et de beauté morale et physique à laquelle sont mises très tôt les petites filles) et les bâtons de danse qui servent dans les cérémonies d’initiation. La confection des vêtements échoit aux femmes seules et les hommes outrageusement absents des prospectus, étaient dans le temps habillés par elles avec le même souci de stylisme.
La beauté de tous ces accessoires n’a d’égal que le charme de la symbolique. Mais aujourd’hui le sens se perd et l’industrie du vêtement ne sert guère plus que les mises en scène touristiques.
Signalant au sein de la communauté, le goût certain d’une maîtresse de maison et donc l’assurance de la bonne éducation des filles de la famille, il y a le vêtement de couleur la Umuzi ( l’unité d’habitation) devenu la carte de visite internationale de ces femmes.
Architecture et art de la décoration peinte
Ici comme partout ailleurs sur le continent, on observe une hiérarchie dans le rapport à l’architecture qui fait des hommes les constructeurs et des femmes les seules habilitées à la décoration et à l’entretien des installations. Plus audacieuses encore que les Kassena du Burkina Faso les Ndebele sont devenues reines dans l’art des fresques géométriques géantes. Il y a d’abord, et cela a été dit, qu’elles ont servi ainsi la résistance de leur peuple. Il y a aussi un certain nombre de théories annexes avancées pour comprendre cette pratique. On a supposé par exemple que les femmes ndebele se peignent elles-mêmes sur leur maison. Si on met sous boisseau la vérité qui est qu’il faut certainement se résoudre à c e que le sens réel soit définitivement perdu, cette explication paraît sur le plan intellectuel très intéressante. Mais qui sont donc ces femmes qui se représentent par des triangles, des croix, des flèches, des pyramides à degrés, des motifs d’escaliers, des bandes verticales, des lignes brisées etc. et par ces agencement complexes de puzzles de couleurs sur leurs murs ? Ce sont les femmes dont leurs hommes disent que « leurs œuvres sont la lumière de la maison !» Pour sûr les femmes ndebele sont ces gardiennes de la tradition dont la philosophie intime est des plus mystérieuses. C’est dire qu’elles sont elles mêmes « la lumière » de leur monde.
Dans les labyrinthes de couleurs où dominent les primaires et où le blanc et le noir arbitrent, en une composition libre et variée et suivant une programmation faussement arbitraire, on croit lire aussi les valeurs ou l’actualité dépeinte d’une concession : l’imminence d’un mariage, la célébration d’un jeune qui rentre du Wela (cérémonie d’initiation) etc. Plus rarement il sera inscrit un message religieux ou en lien avec un quelconque culte intime ndebele. Pour finir, il faut noter que le travail décoratif concerne tout l’édifice : les portes, les façades principales, les parois latérales et même la surface intérieure. Rendu populaire depuis la fin de l’apartheid, ce savoir faire est vite devenu une source d’inspiration pour les arts appliqués et le bel art et on ne compte plus les « d’après ndebele …».
Force et vitalité de l’esthétique Ndebele
Couvrant comme nous venons de le voir des domaines aussi variés que le visuel, les arts peints, l’architecture, le produit et les arts vestimentaires, la pratique des femmes Ndebele est la meilleure preuve de la capacité d’une société de tradition à construire et à élaborer une unité stylistique rigoureuse et à la décliner en tous les aspects de l’exister. Les conditions même de sa naissance et de son essor qui sont l’obligation et l’urgence de sublimer un fait artistique somme toute brut et aride pour répondre à une tentative de dépréciation violente, trahit la force unique des ressorts internes de ce peuple. La vitalité qui se révèle enfin dans la capacité d’adaptation aux configurations nouvelles et à intégrer des outils, les supports, des préoccupations et des challenges nouveaux, à générer un consensus et à s’exporter est manifeste de l’extrême modernité de cet art. C’est dire que le fait Ndebele est toujours de son époque. Aussi les femmes ndebele peuvent- elles êtres invités à décorer un grand stade français (2007) ou à participer à une opération d’habillage original de carlingue initiée par BMW (2004). Le génie des femmes ndebele qui firent face aux forces coercitives et culturicides de la colonisation par l’invention d’un art dynamique, n’est ce pas une des réponses que l’histoire porte à ceux qui pensent que l’africain jamais ne s’élance « vers l’avenir ?» L’analyse des particularismes artistiques ndebele permet aussi de tordre le cou à nombre de présupposées sur l’esthétique « sauvage » tout en permettant avec pertinence de penser à la fois les problématiques contemporaines du patrimoine vivant africain et celle de l’histoire des rapports de l’art international aux formes africaines.
La rigueur de forme et de composition, l’économie, la « pureté » traduisent l’esprit éminemment contemporain de l’art ndebele. On ne pourra d’ailleurs manquer de rapprocher ce langage graphique abstrait et minimaliste des recherches d’un Kandinsky ou d’un Mondrian. Le travail du dernier pouvant même être qualifié de type ndebele. Le diktat du géométrique, la « synthèse de l’architecture, des arts décoratifs, et des arts plastiques » et le « strict emploi des couleurs fondamentales » qui formaient la devise du mouvement hollandais “De Stijl”, sonnent comme un écho à l‘esthétique ndebele. Et puisqu’il est permis de penser que Mondrian et Van Doesburg, les pères du De Stijl, n’étaient pas ignorants de l’art de ndebele, il serait intéressant de questionner des liens probables entre ces deux phénomènes, au moins autant qu’ont pu l’être la relation de Modigliani à l’art Baoulé et celle de Picasso par exemple au Fang. Il suffit de rappeler que De Stijl offrit à l’Occident les armes esthétiques qui lui permirent sa révolution de l’art, du design et de l’architecture moderne pour une fois encore mesurer l’importance de tel recherche. Tel une réponse anticipée à ceux qu’un certain malthusianisme intellectuel amèneraient à dire que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire », les anonymes femmes du Transvaal se dressent droites devant leur Umuzi et nous jettent à la gueule leur art qui a été de l’aventure du moderne.
Mais il ya surtout à retenir que l’art ndebelé est un art renaissant et que les Filles des étoiles témoignent de ce que libéré des superstitions paralysantes et de la torpeur, les formes “sauvages” fleurissent admirablement et le génie africain explose, et s’impose à la face du monde.
(Texte de Jeunesse; première publication : 2006)