Révoquer le Futur

Sénamé Koffi A.
7 min readMar 2, 2021

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DÉCOLONISER LE FUTUR. CARNETS DE CONFINEMENT, feuillet #2

C’est heureux : l’invite de Fanon peut désormais résonner dans son vrai sens, les dernières illusions dans le paradigme conceptuel occidental devant fatalement lui être enlevées par la crise actuelle. Car c’est conceptuellement d’abord que nous devions quitter l’Europe…

C’est peu de dire que le concept en Europe fut victime d’une prise de pouvoir définitive des modèles sur le réel. L’insinuation d’abstractions simplificatrices, par ruptures accumulées d’avec le primat de l’intuition, la constance d’une idéologie de la distance prise avec les choses, quelques raffinements encore de l’esprit… finirent par consacrer une ontologie de la séparation qui placée en face de sa faillite récente, ne peut que finir de rebuter les hommes imprégnés encore quelque peu de ces traditions de pensée autres : celles d’une éthique totalitrice.

La geste de ces carnets est d’envisager un moment que le tournant de “modernité” de la pensée pût n’être pas un épanouissement de l’homme mais, saisi par le subtil, l’embrayage sur une aventure dans l’égarement conceptuel. Ainsi le progrès se pourrait singulierement analyser comme la dynamique d’une société qui degenere depuis ses pré-modernes, depuis que son dispositif critique fut transformé en un appareillage d’objectivation incapable dorénavant de communion avec rien de maintenu dans sa liberté. L’occident entier n’aura cessé depuis lors d’être une manifestation de déclin, gagnant certes plus avant toujours en complexification dans le concept mais divorcé de plus en plus de la complexité ! Complexité du réel d’abord que arrivaient- elles auparavant à atteindre avec une aisance déroutante, à prendre en charge et en quelque sorte à débrouiller, les cosmo-conceptions des sociétés dites primitives. L’engrammant, cette complexité, dans des constructions symboliques remarquables dont la fonction était d’articuler justement de manière féconde et sans schisme, tous ses niveaux.

La double rupture disorganique

Il y eut en effet des inflexions dans le cheminement de la pensée moderne qui marquèrent un éloignement puis sa parfaite irréconciliabilité avec les conceptions organicistes du monde : Celles-là, des élaborations se sentant comptables de conditions du réel, ayant développé considération d’une certaine forme de leur irréductibilité et de leur saisissement unique par l’expérience sensible : conceptions de fait plus en prise dans tous les sens avec lui.

Nous ramènerons schématiquement cette longue histoire d’écueils à deux grands moments de bascule : initié par Descartes, le fait rationaliste de la “soumission” de la nature… et l’émergence avec Adam Smith de la théorie économique posant la concurrence en principe des sociétés.

D’abord donc la construction de cette opposition nature/culture : A l’antipode des conceptions traditionnelles d’une nature non extérieure à nous mais dont nous sommes et qui y déborde (en nous), le problème de l’émergence d’une perception de la nature en tant qu’une ressource. Il y a dans la relation prédatrice ainsi instituée par la pensée naturaliste une origine première au problème écologique. Elle fait voie à ce règne de la technè devant mener en bout de bout où nous voici, à la puissance démiurgique de celui-ci.

L’institution ensuite de l’individualisme en loi structurelle par subjugation de l’extraordinaire variété en possibilités et modalités d’entrée en relation des humains par un terme unique : l’économisme. Ses valeurs ainsi que le définit elle même cette théorie étant : l’intérêt singulier, l’égoïsme, les pulsions etc. ! Le processus de fond dès lors d’érection du marché en religion moderne et les superstructures éducationnelles et informationnelles, outils réglés de la conformation de tous à ce principe. Ainsi l’individualisme, nouveau clivage dans l’organicité, duquel les technologies encore se proposeront au relai.

La déréalisation procéda de la pareille subtile contrainte du biosphérique et la communauté, en ressort intellectuel et par l’artificialisation amorcée du monde avec l’aventure coloniale.

Destin globaliste

Mais le vrai grand problème n’est pas que le monde entier ait subi la pensée européenne ; c’est que cette pensée se soit imposée au monde entier et qu’une vision particulière du monde soit devenue générale. Des espaces de conceptions originales abdiquant en masse leur système pour le logiciel occidental. Avec cette occupation intellectuelle, c’est formidablement compromis les possibilités d’une alternative à l’idée vorace de la modernité par neutralisation de ferments d’une révolution authentique parce que décentrée.

Et comme elle irrigue, cette pensée, tous les champs de savoir et institutions de source occidentale transposées partout ailleurs par la colonisation, le marché, la coopération, l’éducation (c’est dire par force, mensonge, ruse, arrogance) c’est autant de désarmement dans la mobilisation de forces.

La vision dogmatique occidentale du monde dont nous verrons qu’elle est dogme d’abord par désir de la vérité qui soupçonne de n’être pas un absolu mais refuse de se l’avouer, désir contrarié non pas de manquer son objectif mais de l’arrêter à sa portée seulement…; la vision donc occidentale du monde fut exportée partout. Elle avança , s’établit et perdure singulièrement dans nos contrées sous le prétexte d’être chef d’œuvre éthique et de raffinement de l’esprit quand son concret est de plus en plus cahot .

Un mouvement de retrait réflexe vous prend qui questionne spontanément : Pourquoi où que nous soyons au monde, nous sentir tributaire de systèmes logiques à l’élaboration desquels nous n’avons pas été conviés ? Quand nous fûmes absents autour des tables où furent définis le concepts pourquoi accepter d’en parler comme s’il allait de soi qu’ils nous obligeassent ? C’est désormais le sort du monde qui dépend de cette fronde intellectuelle.

Voici une pensée n’ayant qu’elle en face d’elle dont le désemparement est cycliquement dévoilé par le vent de crises globales; définitivement nue désormais… qui commence à d’envisager d’exhiber la nudité en nouvelle normalité. C’est en effet une opportunité dernière, en cette faillite flagrante du modèle de société occidentale qu’est le sujet de la contagion, d’engager les grandes migrations hors du concept occidental avant qu’il ne devienne impossible de le quitter pour ce qu’il n’y ait définitivement plus d’hors lui… : les termes du réel ayant été complètement renversés par une espèce de transmutation logique finale. Les technologies du digital se proposent à cette transmutation…

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C’est en Afrique, où on subit la double peine d’une réalité transposée mais du dé-réel, que, s’engouffrant dans la brèche ouverte par le sursaut vernaculaire en réponse au régime de quarantaine, devrait émerger cette critique. Toute sagesse nous y invite, la conjonction y est favorable avec la transformation de l’environnement technique que ce système refuse d’ingérer et la bascule démographique. Mais on semble se l’interdire ! La caste penseuse outrageusement technicienne compromet ces nécessaires révolutions créatives. On ne conçoit même pas d’abord qu’il fusse possible de rompre d’avec les conceptions de relation instrumentale à la nature et aux énergies du groupe. Pour dire que décoloniser le continent en réalité, ce serait d’abord condamner définitivement une vision d’emprunt du monde et porter une nouvelle, rigoureusement sienne mis en charge du total, sur un piédestal. Et de l’ontologie nouvelle ouvragée, tirer l’ensemble de l’épistèmê nécessaire à une expérience moderne.

Si ces feuillets osent questionner en quoi la société européenne pourrait autrement être avancée si ce n’est dans la déchéance, elles introduisent aussi l’option que le reflexe de l’homme occidental, autant désemparé qu’embarrassé face à la conscience de cet éloignement du réel, et enfermé dans sa logique de ne dialoguer qu’avec lui même, puisse n’être pas de rebrousser chemin mais d’accélérer la finalisation de l’architecture d’une réalité de substitution. Nous postulerons même que l’artificiel achevé ne soit la fatalité mais puisse être le projet initial, matricé des fondement la pensée moderne dont les ressources sont fournies enfin par une techné en voie d’autonomisation. L’abdication de l’occident devant le complexe du réel, manifesté en tout le pouvoir et le prestige cédés à l’outil depuis la révolution industrielle cristallisent ainsi pour notre temps une Dystopie Concrète que souligne comme un catalyseur la donne coronavirale

C’est une perspective à révoquer d’abord des autres : ceux en sa périphérie, par un mouvement général de provincialisation de l’occident au travers une restauration radicale du réel.

Ce premier volume est donc pour commencer d’organiser les postures face à cette conscience prise que l’unique certitude peut être désormais relativement au futur est qu’il s’installe un impérialisme neuf dont l’inédit est qu’il n’est pas seulement un empiètement sur des souverainetés de concepts ayant à avoir avec des territoires quantifiables mais une menace portée sur l’intégrité du réel; qu’il impactera la notion de valeur elle-même et donc le système d’évaluation de ses effets s’en trouvera corrompu.

Nous nous sommes engagés il y a un moment, à montrer qu’il existe ce potentiel africain de divergence du futur qui pourrait emprunter aux « computationnalités primitives » pour refonder une « habitation » du monde (au sens heideggerien). Une valeur en est la restauration d’un sens du ménagement de l’ « unité » et la « totalité » du vivant. Or ce que nous avons à résoudre semble d’abord l’expression d’un déséquilibre inter-espèces. C’est donc aussi l’occasion ici de déblayer un peu cette voie africaine. Le Pangolin suggère une réponse par la puissance de nouvelles mythologies fondatrices transversales et prospectives des temps nouveaux. Il déblaie les systèmes anciens pour en proposer un ferment. Cette possibilité d’une ontologie africaine est proposée pour ses correspondances avec les enjeux de la contemporanéité mais surtout avec le rythme actuel même du technique. Il y a là le potentiel d’une éthique et d’une praxis globale.

C’est ainsi d’un épistémè tour à tour nié, mis à sac, dévalorisé, infantilisé, fétichisé, folklorisé, désormais ensemble l’«Univers» et le moment qui nous commande et indique le soin. Il ne s’agit donc pas de mauvaise conscience, encore moins de la bonne ; il ne s’agit pas de revanche, de réparation ni même de justice (qui est différente de tout le reste). Seulement le bon sens et l’intelligence. Mais quelle urgence que celle du moment et quelle subtilité que celle de l’univers !

Que les uns se débarrassent de leur paternalisme et de leur embarras, que les autres plus nombreux se découvrent une responsabilité d’entreprendre le chantier préfiguré par cette chronique des modernités : celles immanentes du sauvage et du monde et celle à ouvrager du réel par l’amalgamation des deux premières avec la contemporanéité du technique pour un nouveau logiciel du monde.

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