Phemba : Figures de Maternité - Le pouvoir de la vie !
ESTHÉTIQUES DU FÉMININ #4.
Le thème de la mère à l’enfant apparaît dans la grande histoire de l’art avec Marie mère du Christ. La vierge à l’enfant devint rapidement la figuration la plus récurrente au Moyen-âge et à la Renaissance, dotant le patrimoine pictural occidental d’un objet d’étude riche et interrogatif...
L’institution du culte marial par les Pères de l’église procédait d’un projet dont l’urgence requit la mobilisation et la fusion de concepts appartenant aux domaines des grandes divinités -Mères grecques et latines : Rhéa, Tanit, Cybèle, Venus etc. L’iconologie révèle cependant que le corpus esthétique de ces cultures classiques, orientales et occidentales ne foisonne pas d’exemples de représentation de la femme portant le nourrisson dans l’attitude devenue canonique de la mère protectrice, aimante ou pleurante.
C’est tout à fait raisonnablement en Afrique au sein de la tradition égyptienne qu’il faut en localiser l’inspiration. La vierge emprunte vraisemblablement à Isis (liée à la fécondité dans le panthéon égyptien) et à ce qui est sa représentation la plus emblématique; celle de la déesse donnant le sein à son fils Horus roi des dieux. (Plus globalement l’œuvre de “ramassage“ en compassion du martyr osirien pourrait avoir nourri la Mater dolorosa).
Mais c’est tout l‘art ancien africain du sud du Sahara qui, depuis des millénaires de sa complexité si unique, célèbre ainsi la femme en la suspendant dans le moment d’intensité de la vie. En effet, les figures de maternité sont du fond commun de l’iconographie africaine et un lieu d’expression privilégié aussi bien en l’art de cour que tribal. C’est aussi et surtout un des média par lequel se saisit la pensée africaine dans ce qu’elle prend en charge les préoccupations de la survie, de la pérennité, de la transmission des valeurs… Sculpteurs dogon, bambara, senoufo, ashanti, yoruba, ibo, kongo, fang, etc. en leurs différentes écoles montrent par le soin de ce thème, qu’il existe dans la système logique des peuples africains une constante de la femme au centre dont témoigne cet étrange consensus au sein d’un champ artistique vaste et aux manifestations si variées.
C’est devoir à la vérité que de dire que chez les Yombé ce thème a mené quelques prouesses conceptuelles. Cette population, un sous groupe kongo, propose une des expressions la plus codifiée et ritualisée de la mère à l’enfant. Ici le mystère de la maternité se dit Phemba et c’est par extension le nom qui échoit à la statuaire. Cet art est tout entier au service d’un culte de la fécondité. Cela explique qu’il ait atteint son apogée et que les Phemba connurent une production quasi- industrielle lors de la traite transatlantique où la hantise de l’extinction du groupe était réelle... En effet, l’ancien royaume Kongo qui s’étendait par delà les deux rives du fleuve du Gabon actuel jusqu’à l’Angola, fut probablement celui qui a plus souffert de la déportation massive de femmes et d’hommes hors du continent.
Dans cet ensemble kongo à la structure politique et au testament artistique des plus remarquables, les Yombé se distinguent par deux grandes familles d’objets qui s’en disputent, de façon presque exclusive, la production. Les Nkisi d’abord (les fameux fétiches à clous) figures masculines agressives et effrayantes et les Phemba, sculptures esthétiquement aux antipodes des premières : pacifiques, évoquant des forces spirituelles visiblement plus aimables. L’art des Phemba est régi par un canon qui n’a pas subi trop de contestations (comme dans l’art féminin luba par exemple).
La plastique
Les statuettes féminines du Mayombe (pays des Yombé) ont généralement la bouche ouverte montrant une caractéristique culturelle qui est un signe d’identification (les incisives médianes des Yombé étaient taillées de sorte à laisser apparaître un interstice rectangulaire). Le tronc est généralement droit. Presque rigide. La tête de la mère disproportionnée relativement au port, est levée toujours dans un maintien altier. Le visage sublime ce naturalisme propre à l’Afrique central, en un réalisme parfois déconcertant. La mère ne pose jamais son regard sur l’enfant !
Les yeux habituellement grands ouverts sont rehaussés d’un morceau de verre qui forme le globe oculaire et sous lequel est peinte la pupille. Cette figuration d’yeux par artifice, concourant à rendre le personnage vivant, les Yombé le partagent avec les Bêmbé (autres kongos). Ce détail assez troublant distingue la statuaire Yombé dans la famille africaine où la tendance est plutôt à produire un sentiment d’intériorité par le traitement sobre et par l’absence d’yeux donc de regard, comme cela peut s’observer sur l’œuvre ci-contre (Cette magnifique Phemba dont la coiffe est décorée de clous a été adjugée pour 365 000 euros à un collectionneur privé en 2005).
La force de la statuaire n’en pâtit pas pour autant. La vue ainsi soulignée irradie et l’objet gagne en présence et en intensité. Autre spécificité caractéristique du Mayombe, tout l’attirail extérieur (os, métal surtout et principalement des clous de tapisserie, tessons, verres, miroir et autres matériaux naturels) qui viennent charger, parer ces objets d’élaboration monolithique. De bois et de fer, l’œuvre respectera cependant toujours une symétrie rigoureuse que seul l’élément qu’introduit la présence de l’enfant (et donc le point saillant du discours), et la gestuelle qui le sert remettent en question.
L’hiératisme est de règle. La mère, comme flottante est posée à genoux, assise ou en « position du scribe », sur un piédestal taillé dans le même bloc et décoré de frises géométriques à l’expression la plus minimale. Les diagonales de ces ornements répondent à lignes intérieures des seins et à l’effort de décoration de la parure de tête. La tête est prolongée d’une coiffure indigène conique ou d’un couvre chef (en cône tronqué) dont les entrelacs figurés, semblent emprunter à la fois aux motifs géométriques et aux effets plastiques qu’offrent les partie du corps retouchées.
Les scarifications sur le haut du torse constituent avec la mutilation des dents, des éléments d’esthétique qui renvoient à un certain idéal de beauté féminine. Les populations Yombé sont connues pour la simplicité de leurs scarifications. Ces marques ethniques qui consistent en motifs de points sont également rattachées à la fécondité, exécutées à partir de l’âge de 10 ans et ne concernent que le torse et le dos. Les chéloïdes devaient notamment augmenter l’attirance sexuelle. La femme dépourvue de scarifications, donc «aussi glissante qu’un poisson», risquait de devenir la risée des autres.
L’observateur ne manquera pas de noter le petit jeu plastique tout en finesse, qui consiste en la répétition en rappel des éléments de scarification, de la base des clous entièrement fixés dans l’objet, dans une composition d’abord régulière puis plus disparate, libre et aléatoire…. On notera aussi comment souvent le collier (de cauris ou de dents de léopard) s’intègre dans la forêt de chéloïdes tout en y faisant frontière et marquant le début de la zone lisse.
Réservée de face à la seule région du dessus des seins et de l’épaule, les marques corporelles se déploient et se déversent littéralement dans le dos de la Phemba. Le ventre nu de mutilations arbore fièrement un nombril, seul protubérance de cette zone lisse et contre lequel la mère semble serrer l’enfant.
L’œuvre d’art Yombé se montre ainsi remarquablement riche en séquences plastiques, et en jeux de mémoire qui trahissent chez l’artiste Yombé la préoccupation perpétuelle du rythme.
La symbolique
Les Phemba ne font référence à aucune déité précise du panthéon Kongo. Tout au plus est on amené des fois à y voir l’image d’une aïeule mythique ou de telle épouse d’un grand roi. Hors ces interprétations assez rares, la figure paraît universelle et symbolique de la femme et de son identification au mystère de la vie et à ses pouvoirs et dont les conceptions la font maîtresse, garante et régente.
C’est lieu de noter que la société Yombé est matriarcale et matrilinéaire. Les femmes y tiennent de fait, une place primordiale dans la vie sociale politique et religieuse. Aussi tous les attributs de la Phemba travaillent- ils à en souligner l’importance.
La parure d’abord et principalement le collier qui arborent les figures de mère à l’enfant, sont la figuration de régalas. Les cauris y symbolisent la richesse et les dents de léopard la force physique et la puissance. Le collier est un haut attribut cheffal au même titre que le bonnet tressé (en fibres d’ananas ou de raphia) dont sont ceintes les mères. Ce couvre-chef est normalement la propriété exclusive du chef Yombé. Tout participe donc ici d’une valorisation de la figure féminine à travers ces insignes de prestige qui lui sont délégués dans la statuaire.
La figuration de la scène d’allaitement (assez rare et très prisée par les collectionneurs) rappelle, elle, la primauté féminin. Il faut souligner que la maternité dans la société de tradition (en Afrique comme en Asie et en Méso-Amérique) a généralement directement à avoir avec la fécondité des sol. Par extension, la fécondité signale aussi l’abondance des récoltes, la clémence des éléments de la nature . Et donc c’est en tant que symbole de l’équilibre matériel en général et de la bienveillance de la nature, que la femme est honorée dans les figures de la gestation. Bien évidemment le culte de la femme qui date du néolithique implique sa suprématie. Tout ceci introduit la femme dans un rôle de médiatrice d’avec les forces incoercibles. Mais elle gagne aussi en sacré de part une fonction sociale de passeuse.
Un des éléments les plus parlants de cette sacralité est le lait maternel. Isis ne rend-t-elle pas la vie à son fils Horus mordu par un serpent, en l’allaitant ? Héra créera la Voie Lactée en faisant jaillir des gouttes de lait de son sein. Le lait maternel révèle « l’expérience mystique de la connaissance divine ». Mais la symbolique du lait, en Afrique, a surtout à avoir avec la transmission… de la tradition, l’enseignement que la mère donne à son enfant. Alors que depuis le XIXè siècle, les représentations d’allaitement connaissent en occident une certaine crise de valorisation, étant requises essentiellement dans les œuvres pour traduire la misère et assimilées au prolétariat et au servage (dans de nombreux tableaux, celle qui donne le sein est la servante ou l’esclave noire), cette scène garde encore aujourd’hui, une force significative pour l’africain moyen.
Poussant très loin l’abstraction et témoignant de son extrême enclin à la symbolique, il arrivera que le sculpteur Yombé choisisse de ne pas représenter l’enfant. La gestuelle de cette mère sans enfant suffira alors à signifier les choses : elle se tiendra le sein comme dans un geste généreux d’allaitement du monde même.
Les scarifications, enfin, traces de la douleur surmontée et signes de beauté sont gage de valeur et signifient, que tout cet honneur qui est fait à la femme n’est pas usurpé. A tout ceci il faut ajouter la symbolique des seins coniques qui finit d’exprimer la fécondité et le pouvoir de la vie à travers l’évocation d’une jeunesse éternelle.
Les Phemba étaient à l’origine enduites d’une pâte rouge qui en soulignait les qualités esthétiques. Mais le rouge chez les Kongo, symbolise surtout les états transitoires comme la naissance et la mort. D’ailleurs certains spécialistes croient voir dans certains Phemba, la figuration d’un enfant mort. Cela aussi nous ramène au culte d’Isis qui était aussi la déesse du deuil, et aux nombreuses figures de Piéta montrant la vierge pleurant le christ mort. Ces parentés troublantes nous restituent des rôles symboliques proches : maternité, naissance, deuil, protection, transmission, intercession… Ce qu’il convient de retenir, c’est que l’Afrique a élaboré dans ses formes les plus primitives et couvé par des sociétés dont aujourd’hui encore on ne relève et ceci parmi les africains même que l’archaïsme, un concept de préservation du genre humain et la terre en en élaborant une figure tutélaire qui, et ce n’est sûrement pas un hasard, empruntait à l’image de la femme portant son enfant. C’est cette éthique que fixe la pensée Kongo dans l’objet Phemba. .
De la rencontre avec un Occident qui converse aujourd’hui dans ses plus grands musées ces témoignages sans ambiguïté de la suprématie de la femme, les peuples africains ont hérité d’une longue histoire de sa marginalisation et enclenché un cycle où la procréation seule semble avoir gagné sur tous les autres dimensions auxquelles elle était pourtant intimement liée dans la société organique. Dans l’impératif de reconstruction, les africains ne pourront faire l’économie d’un rétablissement la femme dans le statut qu’elle occupait au sein des institutions et systèmes logiques anciens et dont les Phemba sont la mémoire.
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(Texte de Jeunesse; première publication : 2006. in Esthétiques de Féminin dans les arts nègres)