Emory Douglas, l’œil de la panthère!
Amériques Noires & Contre-Culture. #2.
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Il semblerait que tout cela ait débuté un soir de Janvier au Hunter’s Point de Grassroots (San Francisco). Au sortir d’une brillante communication, pour la première commémoration de la mémoire de la mort de Malcolm X, Huey Newton et Bobby Seale, venus pour l’occasion spécialement d’Oakland. sont abordés par un jeune qui insiste pour rejoindre leur action.
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Un artiste dans la révolution noire.
Quand sa route croise celle du BPP en 67, Emory est étudiant en graphisme. Un bref passage par l’imprimerie de la prison de Chino où il purgea une peine pour cambriolage, l’avait fait naître à sa vocation en même temps qu’il s’était éveillé à une conscience des inégalités raciales. A l’université, il avait commencé par collaborer à la scénographie de pièces de Amari Baraka.
Ce soir là donc, le jeune homme perçoit dans le non moins jeune Black Panther Party for Self Defense (lancé seulement 3 mois plus tôt), l’opportunité de brasser son talent, sa colère à un engagement réel. Seale et Newton tombent à leur tour sous le charme. Le temps d’arborer la tignasse caractéristique, Douglas est promu à la direction artistique du The Black Panther, l’hebdomadaire du parti. Il lui échoit ainsi la responsabilité à 22 ans, de faire vivre ce qui est programmé pour devenir le média le plus libre et plus virulent de l’Amérique moderne. Il l’assumera pendant près de dix années, jusqu’à la fin de la parution du TBP en 1981, avec un investissement et une abnégation exemplaires. Son impact sur le message, la vie interne et l’image du groupe est tel qu’il se trouve élevé au rang de « Ministre de la culture !» Il finira une des principales figures de l’histoire controversée de ce nationalisme noir, à égale importance avec Eldridge Cleaver, Ministre de la Communication, avec qui il forme le cerveau janus de la propagande BPP; Cleaver fabricant l’idéologie, lui l’iconographie. C’est d’ailleurs au domicile de l’auteur de Soul on Ice rebaptisé « la Maison Noire » que s’élabore le “TBP”.
Douglas sait que la communauté noire ne lit pas et mesure l’importance de sa charge. Il opte de mettre ses connaissances en typographie commerciale au service d’un langage graphique simple, direct et percutant qui s’adressera à la masse des quartiers noirs. Un style très heurté emprunte à la fois à la BD et aux techniques mixtes de collage et de détournement. Très vite l’influence du tabloïd de 24 pages excède le cadre de la communauté. En son faste, il s’écoulait à plus de 400.000 exemplaires et devint le journal révolutionnaire le plus lu aux USA. En plus de le mettre entièrement en images, Douglas clôt chaque édition d’un poster, devenu un objet de collection au prestige équivalent à celui des pin-up de Vargas.
Architecte d’un pan entier de l’histoire de la contestation par l’image, Douglas est chantre de la contre-culture. Mais il reste surtout celui qui aura construit l’identité visuelle du plus grand mouvement révolutionnaire de ville. L’urbanité de fait, est caractéristique prégnante de cette oeuvre gigantesque, faite de centaines et de centaines d’illustrations, posters, dépliants, prospectus et cartes postales. Une œuvre qui comme le parti souffrira de la diabolisation des media, demeurant par là même la seule vraie bonne historiographie du BPP. Témoignage visuel d’une colère qui n’est ni exclusivement noire, ni exclusivement américaine, mais qui toujours et partout se sera révélée le moteur d’un art toujours allant à l’essentiel.
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La révolution sera visualisée !
Deux déclarations emblématiques, permettent de saisir le contexte trouble dans lequel se développe le projet artistique d’Emory Douglas, en même temps qu’elles jettent un coup de projecteur sur une des périodes les plus stimulantes de l’histoire l’art : Warhol, dont le génie est encore plus dans les citations que dans la production, jurant que la télé avait et était le pouvoir absolu et qu’il fallait y être pour être vrai… et Scot Heron ratiocinant que la révolution n’y passerait pas.
Nous sommes dans les 60es où tout se veut possible et facile, où la réclame colonise murs et esprits, et où la télé fait intrusion de plus en plus avant dans le privée, se présentant sournoisement comme le plus grand ami de l’Américain moyen, et où enfin, selon le mot de Warhol : « consommer est bien plus américain que penser !» C’est dit, l‘art devra pour désormais avoir validité, s’attifer des ors du produit. C’est là toute l’éthique de ce qu’on nomma « Pop.»
A la faveur de la guerre, la capitale de l’art s’était déplacée à New York (Byebye la Bohême) et l’expressionnisme abstrait imposé comme le premier grand mouvement artistique à prétention globale, d’instillation américaine. Il se trouvera éclipsé par le Pop Art. Andy Warhol en figure tutélaire prône retour au figuratif, entendant ainsi finir -c’est tout la prétentieux en cet épisode- avec la sacralité de l’art et le geste d’artiste par leur mise à la portée du quidam. Aussi est-ce un humanisme. C’est surtout ce faisant, initier une critique originale de la société dite de consommation, du pouvoir des objets et des prêts-à-penser sur le peuple. Là dessus le slogan même du BPP : « All power to the people » sonne furieusement “pop” !
On manque de l’y inscrire, mais Douglas est de cette génération visionnaire qui eut l’intuition de cette nécessaire démocratisation du fait d’art. Il serait autrement Warhol donc, voilà tout. Plus mu par une certaine urgence que l’autre, il pressent que l’artiste en dissension devra nécessairement travailler avec le média tout en l’appréhendant ainsi que son pire ennemi et vice versa. Son travail même s’il n’avoue payer tribut qu’aux expressionnistes afro-américains Charles White et Elizabeth Catlett, est bel et bien inscrite dans la tradition qui prôna l’industrie d’un art éphémère, jetable et bon marché… Warhol jouait de la pub, Douglas maniera la propagande son alter égo… Le positionnement pop est manifeste dans ce sentiment qu’il s’agit pour l’artiste comme pour le révolutionnaire (!) de ruser avec le discours dominant. De fait quand les grands média vont entretenir cette image de voyous, dangereux terroristes, loin de sacrifier à l’écriture correctrice, policée, Douglas réagit avec intelligence, montrant les gens tels qu’ils sont réellement, extrêmement beaux mais dans leur misère et leur colère, ou en forçant le trait pour donner l’illusion d’un monde noir au bord de l’explosion aux portes des Amériques opulente et conservatrice. En même temps qu’ils anticipaient sur la révolution et sur la réaction, les affiches de Douglas annonçaient une ère de jeux de dupes avec le média officiel qui forcent les plus curieux à venir au plus près de la réalité, se faire eux même leur opinion. L’utilisation de couleurs vives et décalées est une autre constante de ce courant devenu majeur, dont il faudrait réellement désormais prendre en compte la page écrite par l’ex- Ministre du BBP.
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La beauté des damnés.
Comment dire l’injustice et la pauvreté sans s’épandre et larmoiements. Sinon que de montrer tel poing levé derrière des barreaux, fusil aux mains d’une famille dans un taudis, un badge avec l’inscription « maintenant je vais voter ! » arboré de telle ainée bénéficiant désormais du “Free Food Program!”
Douglas sublime la misère ordinaire, anonyme et sans éducation, pour en faire émerger un militant travaillé intensément par la préoccupation de se prendre en main en reprenant le contrôle de son monde. L’ œuvre est une industrie d’icônes où le prolétaire est sacré figure de la conscience politique. Le respect et l’affection de l’artiste pour ses modèles transparaît dans le traitement tout en sobriété où le gris et le noir dignes, le foncé de la peau tranchent avec les fonds neutre paraissant un prolongement des vêtements. Exempt de tout paternaliste le rapport de Douglas au peuple est celui du guide qui en exige beaucoup sans trop lui faire procès de ses faiblesses. L’extrême solennité des scènes, les visages graves même en rire, les corps sans muscles sereins mais comme tendus dans l’attente de l’action, tout est ici pour traduire le tragique et l’espérance du moment de basculement. On notera l’écriture graphique sur le modèle d’un standard qui est aussi un idéal révolutionnaire. De fait le peuple de la palette de Douglas semble, dans un souci marxisant, mis sur le même pied d’égalité dès lors qu’en lutte. Hommes, femmes, vieux, jeunes et enfants portent pareillement l’arme, signifiant par là que la libération est l’affaire de tous.
Le témoignage d’Emory Douglas est de part en part traversé par l’aura de la militante. celle ci a statut de prêtresse ! Ce n’est pas une liberté avec la réalité. Une des spécificités du BBP, mouvement progressiste s’il en est, est qu’il fut porté à bout d’bras par les femmes. Un contribution autant numéraire (on considère que le Parti était à près de 70% féminin) que qualitatif ! Et elles eurent leur part entière du tribut à l’oppression. L’œil de l’artiste est à la fois juste et très tendre sur leur implication.
Signature de Douglas, les lignes de couleur rayonnantes sont le thème visuel privilégié qui transforme les gens ordinaires en figures de saints ou de héros. Promesse d’un soleil futur, cet élément d’abstraction qui renvoie à la fois à l’iconographie religieuse et au constructivisme russe est aussi dispositif anticipatoire de béatification du martyr. Car le révolutionnaire est beau même dans la mort son destin. L’affiche hommage à la Fred Hampton, lâchement assassiné avec sa femme dans leur lit, aura été la pièce qui a le plus popularisé le “rayonnisme” à la Emory.
Mais le héro dans l’iconographie de Douglas, reste Huey P. Newton. Le charisme et la photogénie naturels du Ministre de la Défense,en ont fait le symbole du Panther, sublimé dans les collages en véritable figure du mythe grec. Tel Achille ou Héracles africain. Le maintien digne, le cou fort, le regard toisant l’horizon, les lèvres scellées, le trait impassible de celui qui croit en la justesse de son combat, Newton est l’icône du combattant qui ne doute pas. Les photos du tribun devenu égérie de l’esthétique panther après son incarcération recouvrent badges, tee-shirts, sacs, panneaux qui pullulent en collage et autant de clins d’œil dans les dessins.
Parmi les autres récurrences et spécificités de l’art de Douglas, la thème de barreaux de prison, le traitement en cellules des plis de vêtement et l’attribution de caractères animaux aux ennemis de la révolution. Une iconographie calibrée dont le message pouvait aller de la simple invite aux déjeuners, cours et séances de vaccination gratuits jusqu’à l’appel au meurtre des « pigs » (insulte que l’œuvre de Douglas a contribué à populariser). Le dernier aspect est de ce qui fait écrire au plasticien Sam Durant: « Il y a des images dangereuses, et leur but c’était de changer le monde… »
Derrière chaque figure de combattant, il y avait Douglas et sa patiente fabrique d’images chocs dont le génie étant entier dans ce que, sous une bonhomie caractéristique, il garde sa colère intacte, et qu’il la pose, sans crible ni aucune forme d’autocensure dans les pages du TBP. Un langage graphique cru que ne manquera pas d’indexer le gouvernement pour démontrer la dangerosité de ce mouvement. Mais faire le procès en violence du Ministre, c’est oublier que les images naissaient sous un crayon nerveux, alors que « les villes étaient en feu » et qu’à tout moment les portes pouvaient être défoncées et libérer la horde d’assassins du COINTELPRO.
De fait la violence symbolique des images de Douglas n’a d’égal que celle, bien réelle, prônée par J. Edgar Hoover. Dès 1968, le patron du FBI désignait le BPP comme le plus grand danger pour la sécurité intérieure des USA et libéra une énergie rare pour l’écraser. Kathleen Cleaver rappelle dans le “The Revolutionary Art of…” que « les dessins d’Emory sont en fin de compte beaucoup moins effrayantes que les photos des journalistes de l’époque.» Sam Durant qui travaille beaucoup sur la récupération et le détournement des symboles des utopies des années 60, 70, insiste lui aussi sur l’extrême dangerosité de l’époque : « La police était comme une armée qui occupait les territoires de la communauté noire, ils ont pris les armes pour se défendre, c’est aussi simple que ça… » Situation particulière qui amena les Panthers à développer une analogie à la situation coloniale.
Véritable bible du mouvement, “Les damnés de la terre” leur en fournira les outils rhétoriques. Douglas n’était pas seulement un artiste mais aussi un théoricien, et son approche de la culture doit beaucoup à Fanon qu’il a, en leader Panther qui se respecte, bien évidemment lu. La violence consommée ou suggérée intervient dans l’ensemble comme praxis du dominé pensant et vomissant et qui légitime, assumée et canalisée en l’ouvrage notamment, «illumine» sa conscience. Notons qu’au plus fort de l’oppression c’est encore en pays de Fanon (l’Algérie, non la Martinique) que de nombreux militants choisirent de se réfugier. Le Premier Festival Culturel Panafricain qui y eu lieu en 1969 fut à la fois l’occasion de reprendre contact avec les leaders exilés et de rencontrer d’autres combattants du monde entier. Les Panthers avaient en effet reçu une invitation officielle. Douglas conduisit cette délégation.
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Alger 69 et le triomphe de l’art en résistance
Le 21 Juillet 1969, pendant que pour la première fois “ l’homme ” ou l’Américain (c’est tout un) marchait sur la lune, s’ouvrait en Algérie, le premier (et dernier) Festival Culturel Panafricain, l’occasion pour quelques Panthers de faire leurs premiers pas en Afrique. Si le continent, depuis toujours, exerçait une réelle fascination sur les nationalistes, l’Algérie était devenue, depuis la vulgarisation des textes de Fanon et cette indépendance arrachée à la France, l’endroit où il fallait être. Dans son Back to Africa, Kathleen Neal Cleaver témoigne de l’euphorie qu’y provoqua une exposition dédiée à l’art de Douglas : « Au moment où il scotcha le premier dessin sur les murs nus du Centre, des foules d’Algériens se regroupèrent sur le trottoir de dehors et observèrent à travers les fenêtres. Rapidement, de larges posters encadrés des Panthères martyres, et des dessins aux couleurs brillantes montrant des Afro-américains saisissant des armes ou combattant la police, décoraient tous les murs et fenêtres du Centre. L’esprit militant que véhiculait cet art transcendait la barrière de la langue et suscitait des réactions enthousiastes parmi les spectateurs algériens.»
Et qui n’a pas frissonné devant la fameuse scène de la distribution de posters, du film que William Klein consacra au festival. On y voit les rues d’Alger s’arracher cet art… C’est donc à Alger 69 qui se proposait de faire le bilan des expressions artistiques du tiers monde résistant et que Amilcar Cabra qualifiera à cette unique occasion de « Mecque des révolutionnaires », que l’œuvre de Douglas mesura pour la première fois l’adhésion populaire à son message et démontra qu’il transcendait les frontières raciales et géographiques…
Après la galérie de Sargent Johnson en 2004, c’est au tour du L A Museum of Contemporary Art d’accueillir jusqu’en Janvier 2008, une retrospective sobrement intitulée “The Revolutionary Art of Emory Douglas”. Le travail du Ministre de la Culture sort donc de l’ombre, de l’impensé on pourrait dire et la critique est enfin libre de la saisir. Il y a à espérer qu’elle le fera avec courage. Mais il ne s’agit pas de se trouver paralysé par l’absence de ce travail nécessaire. Douglas est un artiste qui livra une œuvre sans la corruption élitiste, à la portée et au service du peuple. Elle brasse ses rires, ses peurs, ses peines et ses joies… et balise la révolte. Au public donc se l’approprier aujourd’hui encore premièrement, avant que n’y vienne les spécialistes, la cohorte d’esthètes de tout bord, sans en attendre l’aval, en marrons en somme.
Frantz Fanon prévenait qu’en situation de domination (violente ou pas), la culture courait le risque de se figer, privilégiant les formes, les manifestations, des couleurs et basculait inévitablement en folklore….; qu’il n’existe pas, à proprement parler, d’art hors la révolution et que sauf à se questionner, la culture du dominé se condamne. Si aujourd’hui encore Emory comme l’esthétique entière du BPP, et ceci près de 40 ans après son âge d’or, demeure sauf de corruption folklorique, c’est qu’il n’aura rien perdu de sa capacité de nuisance maintenant intact sa charge de subversion. La colère n’a pas épuisé sa source, étant même régénérée épisodiquement par une domination qui ne fait que changer de masque. L’histoire n’est pas linéaire et à l’heure où les questions de la mise en scène des noirs sont de nouveaux discutées, il convient de rappeler que le TBP fut le tout premier média de l’histoire où leur image était contrôlée par eux- mêmes.
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(Texte de Jeunesse; première publication : Ananzie, 2006)
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